PELERINAGE

L'Homme n'était pas revenu à B. depuis plus de vingt ans. Pourquoi ? Il n'eût pas facilement répondu à la question, que personne n'allait d'ailleurs lui poser. A la fin de l'adolescence il avait quitté les culottes courtes, les rêveries et la région, mais il était resté plus attaché à cette ville qu'à la grande métropole où il avait grandi.

Après la mort de sa mère, survenue alors qu'il avait deux ans, il était venu passer un mois à B. chaque été, en application d'une promesse entre son père et sa grand'mère maternelle, qui vivait là depuis toujours. Une invitation à un mariage dans les environs le ramena quelques heures dans cette contrée verte aux monts boisés et il décida de s'arrêter à B. pour mettre, une génération plus tard, ses pas d'adulte dans ses pas d'enfant.

Tous les étés il était venu ici se ressourcer, cherchant dans le visage de l'aïeule celui de cette mère dont il n'avait gardé aucun souvenir conscient. A l'approche de l'agglomération il reconnut ce relief qui lui était resté familier, mais fut surpris par la transformation des villages : zones artisanales, déviations et feux de circulation avaient poussé; dans quel état allait-il retrouver B.?

A vingt ans le choix d'un métier l'avait envoyé loin d'ici et la femme qu'il aimait n'était pas originaire de la région. Cela faisait trois ou quatre années déjà que la grand'mère ne pouvait plus le recevoir à cause de sa santé, mais il lui rendait visite régulièrement, retrouvant avec émotion cet escalier de bois dont toujours la même marche craquait, le grincement résigné de la porte d'entrée, cette odeur de légumes frais près de la petite cuisine et cet indéfinissable parfum à travers les pièces. Et puis les cousins avaient, comme lui, quitté B. pour rejoindre la vie, et la grand'mère était morte; c'était seulement ce jour-là que l'Homme avait compris qu'une grand'mère pouvait mourir. Restaient l'oncle et la tante, comme des gardiens d'une partie de son enfance. Il allait les voir plus rarement, ou les rencontrait sur le lieu de leurs vacances. Peut-être pouvait-on trouver ici encore un ou deux copains, anciens compagnons de jeux, mais il avait perdu jusqu'à leur nom; les décennies érodent la mémoire et seules les personnes dont la présence a été gravée plus profondément restent vivantes, Il se souvenait très bien, car cela ne s'oublie pas, qu'à douze ans il avait, ici-même, connu Béatrice, son premier amour, juste effleurée...

La voiture passa devant des bâtiments industriels neufs aux couleurs criardes; il crut s'être trompé de route : non, il entrait bien dans B. Cette zone couvrait un ancien terrain vague où il avait vu, sous un chapiteau, un match de catch dans les années cinquante. La grande rue conduisant au centre se présenta enfin, l'Homme reconnut les lieux et ressentit presqu'une sonorité familière entre ces maisons serrées. Tout doucement il se laissa rouler jusqu'à la place des Terreaux, non sans avoir, à gauche, repéré la venelle oblique menant au vieux cinéma, ainsi que ce long renfoncement piqueté de platanes, à droite.

C'était jour de marché et l'on avait du mal à se faufiler au milieu des étals. Il résolut de garer sa voiture sur le Mail, mais dut descendre presque jusqu'en bas, non seulement à cause de la foule grouillant sur le marché, mais parce que toute la partie haute était organisée en stationnement payant, et l'Homme voulait retrouver la ville du temps où il n'avait pas de voiture et où l'on n'avait pas besoin d'argent pour s'arrêter.

Au fil des décennies il avait vécu et travaillé aux antipodes; il ne revenait plus dans la région que pour voir son père, à cent kilomètres d'ici, une ou deux fois l'an, mais n'avait pas poussé jusqu'à jusqu'à B. depuis des lustres.

Sortant de sa voiture il resta quelques instants immobile, pour reprendre physiquement contact avec la cité, humer l'air et pouvoir se dire qu'il était bien sur son sol. C'était comme lorsque l'on rencontre un ami perdu de vue depuis des années Il faut quelques instants pour s'apprivoiser à nouveau, se remettre en situation. L'été, la même saison qu'autrefois, donnait justement au lieu cet air fraternel qui accueille.

Remontant le Mail toujours ombragé de platanes vigoureux, il nota que la façade du tribunal avait été ravalée et qu'à la mention "Justice de Paix", évocatrice des anciennes provinces, avait succédé la plus banale inscription "Palais de Justice".

Et s'il rencontrait Béatrice ? L'idée l'amusa puis se dilua rapidement comme une bouffée de cigarette.

Le petit promontoire en pierre avec sa barrière de métal poli par des générations de paumes avait laissé place à un ensemble de cubes qui constituaient le bureau de poste; ce fut sa première déception. L'ouverture du Mail sur la place de la Victoire était occultée par ce béton, plus que lui étranger à cette ville, par ce style jurant avec les poutres inégales qui faisaient alentour le charme de cette sous-préfecture.

La place de la Victoire était autrefois un espace empierré de blanc. "C'est ici que se tenait le marché à l'époque," remarqua-t-il en comtemplant, résigné, cette étendue aujourd'hui goudronnée, couverte de voitures et de vasques fleuries.

Tant qu'il s'était agi de promenades champêtres et de baignades au lac avec les cousins, Béatrice avait partagé leurs jeux. Lorsque l'adolescence avait conduit le garçon dans les surprises-parties et qu'il s'était mis à la guitare, elle avait déserté le cercle des copains. Il n'avait pas cherché à la revoir et ne savait toujours pas pourquoi. Il n'aurait su dire quelle femme Béatrice était devenue lorsqu'ils atteignirent vingt ans: Jamais il ne l'avait revue mais elle restait, sans le savoir, son premier amour.

La pensée d'une rencontre fortuite avec elle traversa encore son esprit et disparut à nouveau.

En haut de la place de la Victoire il passa ses doigts sur la pierre gravée du monument aux morts où figurait le nom de son oncle Louis D., mort en 1940. Place de quelle victoire ? pensa - t - il.

L'Homme s'engagea sur le Promenoir, cette esplanade qui lui paraissait immense autrefois et dont il embrassait aujourd'hui la totalité d'un seul regard; le kiosque avait disparu mais les platanes dispensaient toujours cette ombre épaisse qui maintenait le lieu au frais. Hélas la moitié de la surface était vouée au stationnement et une voie bitumée la traversait de part en part. Où planterait aujourd'hui son chapiteau le petit cirque qui faisait halte ici chaque année?

Un vieux mur séparait à l'époque le promenoir de la route. Dans les années cinquante ce mur présentait une inclinaison qui impressionnait le garçon : il s'imaginait qu'elle était due à la force des chevaux d'avant l'automobile qui auraient tiré trop fort sur les anneaux encore scellés dans la pierre. Il se remémorait tout cela, les souvenirs enfuis revenant en cascade. En approchant du mur, il dut constater sa disparition; une bande d'herbe descendait en pente douce vers la rue...

Il se réconforta en reconnaissant la statue de l'auteur de "La physiologie du goût," le bronze à peine verdi; au-delà c'était toujours la campagne et il en fut heureux.

Le coeur battant, l'Homme fit un quart de tour à gauche et retrouva la maison où avait vécu sa grand'mère, où il avait passé tous ces mois de Juillet. En une seconde il se vit à la fois dans le jardin, au deuxième étage, et dans le verger qui monte derrière la maison. Il nota immédiatement deux changements : la frise rouge aux motifs anguleux qui ceinturait le second était remplacée par une simple bande de peinture blanche. Cela enlevait un peu du caractère qu'il avait connu à cette bâtisse, par ailleurs sans particularité architecturale.

Il remarqua une niche au pied de la charmille et se souvint que celle du chien de la propriétaire était, dans le temps, adossée à la maison. Le mur de la propriété, plus haut que celui, abattu, du Promenoir, était maintenant surmonté d'un grillage; obsession sécuritaire des temps modernes ?

A son grand étonnement la gloriette d'angle au treillage de bois était en parfait état. C'est là qu'il s'était dissimulé pour fumer ses premières cigarettes.

Mais à quoi bon s'attarder ? Il n'avait pas l'intention d'entrer: sans sa grand'mère le deuxième étage ne pouvait plus rien évoquer pour lui; d'autres y résidaient aujourd'hui et il préférait garder l'image de la vieille femme au fauteuil de velours.

L'Homme se dirigea vers le centre ville, longeant le Promenoir par l'avenue. La grille rouillée qui ferme encore le petit chemin semblait n'avoir pas été ouverte depuis vingt ans. Sur la porte de l'une des deux maisons suivantes, qu'il reconnut, il put lire le nom d'une vieille amie de sa grand'mère : les petits enfants devaient vivre ici...

Le garage où il avait traîné de longues heures dans des odeurs d'huile vieillie à regarder monsieur Jacquot réparer des Aronde, des Versailles et des Ariane, ou à aider sa femme à servir l'essence, était devenu concessionnaire d'une marque allemande et les pompes Shell avaient disparu. La villa du médecin qui l'avait soigné le jour où un scooter l'avait renversé portait encore le nom du praticien mais semblait abandonnée. Clignant des yeux dans le soleil de Juillet, l'Homme se revit ici-même, trente ans auparavant, descendant ce trottoir en trottinette. Plus bas, le bistrot s'était modernisé; il n'avait jamais osé y entrer à l'époque, se contentant de saluer comme son semblable le petit bonhomme qui brandissait un bock débordant de mousse, à califourchon sur un tonneau de bière Pécheur.

Béatrice habitait-elle encore à B.? Elle était comme lui d'une génération qui se déplaçait beaucoup, et peut-être se trouvait-elle à l'autre bout de la France, ou du monde,
mais il aima s'imaginer qu'elle était encore ici, et qu'elle allait surgir dans une ruelle de la ville avant la fin de son pélerinage.

Il déboucha de nouveau sur la place de la Victoire; le grand hôtel avait perdu son enseigne. Il entra dans l'allée : plus de salon d'hiver. L'établissement était devenu une résidence de personnes âgées. Les yeux de sa mémoire surent déchiffrer les traces des lettres ôtées du fronton : les trois derniers caractères n'étaient plus lisibles mais il se souvenait très bien du nom.

A l'angle de l'avenue le marchand d'électro-ménager qui tenait autrefois le seul cinéma de B. avait laissé place à une banque. L'Homme s'arrêta quelques instants au bord du trottoir : là était le terme de ses expéditions en trottinette; il avait le droit de descendre de la maison jusqu'ici car il n'y avait aucune rue à traverser. "Et change de jambe de temps en temps, sinon tu en auras une plus grosse que l'autre" Cette perspective l'avait un peu effrayé à l'époque mais il sourit en pensant à tous les marathons qu'il avait courus depuis.

Le centre ville était plus animé. Et s'il allait rencontrer Béatrice ? Cette pensée l'obsédait de plus en plus depuis qu'il avait posé le pied dans B. alors qu'il était seulement venu voir des lieux comme l'on vient rendre visite à un aïeul. Saurait-il seulement la reconnaître ?... Elle, peut-être ?... Non, il avait bien changé. Il chassa encore le fantasme et poursuivit sa déambulation.

La mairie conservait sa grise et austère façade, à côté de la vitrine des cars Gondre, dont il avait été le jeune client autrefois, le train ne s'arrêtant jamais à B.

En face, l'ancien bureau de poste avait laissé la place à une auto-école, trop modeste pour la majesté des locaux. A l'angle arrondi du Mail le promeneur nolstalgique resta bouche bée : le magasin d'articles de chasse et de pêche était absolument identique à ce qu'il était dans les années soixante; la devanture en bois, qui avait pris un peu de patine, la vitrine toujours aussi encombrée, la poignée de porte en corne et les rideaux blanc Isabelle. Il faillit entrer, juste pour trouver une époque, puis passa son chemin, non sans avoir noté que les OPINEL étaient toujours à la même place et déploré la disparition des articles de MANUFRANCE. La fontaine encombrait toujours la place des Terreaux dont il fit le tour lentement, guettant une improbable Béatrice au milieu des clientes du marché. L'agence du journal régional affichait toujours des photographies des événements locaux : il chercha quelqu'indice, quelque réminiscence, quelque ressemblance avec une tête connue; mais les temps avaient changé, et les hommes aussi.

La pâtisserie à laquelle sa grand'mère était fidèle - car elle avait habité au-dessus dans les années trente - avait changé de propriétaire. Il aurait volontiers acheté un gâteau s'il avait été sûr d'être reconnu par la pâtissière qui, chaque année, le félicitait pour avoir si bien grandi, mais à quoi bon aujourd'hui?

La grande terrasse du café, la rue menant au collège où Lamartine avait étudié, la pharmacie, le poissonier, le déménageur, puis la halle, cet endroit ouvert de toutes parts et où il ne se passait rien en dehors des jours de marché, la papeterie au plafond bas où chaque année sa grand-mère l'enmenait pour lui offrir la dernière miniature Dinky Toys, tout était là. De l'entrée ouverte du magasin il sentit l'odeur enivrante de son premier marqueur au feutre...

Pour retrouver sa Grand'Rue d'autrefois il fallait lever les yeux : les maisons massives, épaisses, dégageaient cet aspect à la fois austère et rassurant des demeures provinciales d'une époque où l'on prenait le temps de vivre.

En ramenant son regard à terre, il ne reconnaissait plus la Grand'Rue; sacrifiant à une mode que par ailleurs l'Homme approuvait, la ville avait créé ici sa zone piétonnière, sans trottoirs, avec des vasques fleuries et même une fontaine près de rue qui mène au tribunal.

Les étals du marché envahissaient l'espace et la foule était dense. L'Homme scruta tous les regards des femmes en se demandant laquelle était Béatrice. Il avait beau se dire qu'il n'était pas venu ici pour la rencontrer - il n'avait rien fait pour cela - il ne pouvait chasser cette pensée; revenant à B. il souhaitait retrouver tout ce qu'il avait connu autrefois, et c'était précisément sur le marché qu'il l'avait souvent croisée. Comment reconnaître en ces femmes à la fleur de l'âge cette petite fille blonde coiffée à la Jeanne d'Arc ? Impossible, se raisonna-t-il, et pourtant...

Il passa devant la boulangerie à la porte de verre et revit la mine sévère de la commerçante qui, lorsqu'il avait oublié sa monnaie, refusait de faire crédit. Plus bas à droite il retrouva la librairie tenue avec tant de dignité par la robuste mademoiselle Dumont, juste après la rue qui menait chez son oncle; puis il se trouva plongé dans la ruche du marchand de primeurs dont les fils, à l'époque, faisaient fonctionner le magasin à toute allure, ne consentant à ralentir et à baisser la voix que pour servir sa grand'mère, cliente fidèle pour qui l'on gardait les fruits talés. Il ne reconnut personne mais constata, amusé, que l'activité ne s'était pas réduite.

Il voulut finir sa visite de la Grand' Rue par un autre magasin de primeurs, entreprise familiale également, dont il gardait un souvenir précis tant les gérants étaient sympathiques, prenant le temps d'avancer une chaise à sa grand-mère.

Tout en se remémorant les minutes passées dans cette boutique, il déambulait, hésitant, dans le bas de la Grand'Rue : le magasin n'existait plus : il remonta quelques mètres, redescendit. Il eut l'impression désagréable, inquiétante même, de perdre un peu de sa mémoire car il ne sut pas situer précisément l'emplacement du petit commerce : était-ce ce salon de coiffure ? Ce réparateur d'électro-ménager ? Ou encore cette porte close ? Il voulait à tout prix, comme pour se rassurer, trouver un indice, un repère lui permettant de bien reconnaître le magasin. Triste, il abandonna les lieux et poursuivit la quête de son passé dans B.

Et si Béatrice, le croisant, le reconnaissait ? Etait-ce possible ? ll l'espéra plus qu'il ne le crut : la calvitie, le grisonnement des tempes et les rides avaient passablement modifié sa physionomie.

Laissant la cathédrale, lieu de baptême, de mariage et d'enterrement de sa mère sur sa gauche, il remonta la rue des Barons, revoyant comment pendant la messe trop longue il se dissipait avec son cousin, au son de l'orgue tenu par mademoiselle Delarue, professeur de piano.

L'Homme n'avait toujours pas rencontré Béatrice, ou peut-être s'étaient-ils croisés sans que ni l'un ni l'autre ne s'en aperçût... Il arriva à l'angle de la rue des Bains. C'était là qu'habitaient l'oncle et la tante, partis en vacances. Il aurait aimé monter, en courant comme autrefois après son cousin dans l'escalier toujours branlant, s'extasier sur la grosse ammonite qui faisait office de cerbère à l'entrée de l'appartement.

L'Homme leva les yeux : le balcon abritait encore deux nids d'hirondelles. Au rez de chaussée, le local fermé aux vitres poussiéreuses portait toujours l'inscription " Menuisier - Charpentier." Il s'engagea rue des Bains, où habitait Béatrice, la fille du menuisier. Mais le temps, comme elle, s'était enfui; il n'y avait plus de nom sur la porte, on n'entendait plus hurler la scie électrique. Qui habitait là ? Béatrice ? Ses parents ? Ses enfants? Personne? Quelqu'un ? Après tout, peu importait...

Le silence de cette rue, désertée à la fois par les rires de Béatrice et les mesures de Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band ne fut troublé que par le carillon de la cathédrale, immuable et obstiné, qui le ramena en même temps à la réalité et au passé; à elles seules ces quatre notes aigres l'auraient reconduit à B., les eût-il entendues à l'autre bout du monde.

Devant lui approcha, donnant soudain vie à la ruelle, une petite fille blonde, sage et mince, portant un cabas. Il se voulut soudain jeune garçon. La fillette, avec le visage impénétrable de celle qui ne l'avait pas reconnu, passa devant lui; il déposa une caresse sur sa joue et ce geste qu'il n'avait pas osé trente ans plus tôt accompli, laissa l'enfant poursuivre son chemin.

C'était l'heure de repartir. L'Homme allait quiter B. pour longtemps. Des mois ? Des années ? Qui l'aurait su ? Il était venu ici vivre deux heures de nostalgie; ramassant un caillou il le mit dans sa poche pour emporter un peu de B. avec lui. Ce n'était qu'au début de sa périgrination dans les rues que le souvenir de Béatrice lui était revenu si fort. Il était venu revoir une ville, avait espéré une femme, et croisé une petite fille. Elle s'appelait sûrement Béatrice.