BELLEY

Mémée m'avait appris que les vieux dorment peu, et lorsque je m'éveillais, elle était déjà levée depuis une heure ou deux. J'ouvrais les yeux dans la pénombre de la chambre que je partageais avec elle et tendais l'oreille jusqu'à entendre son pas lourd, ou le choc d'un ustensile de cuisine, pour m'assurer qu'elle était bien là; elle n'avait aucune raison d'être absente mais j'avais besoin de cette assurance, tant les terreurs enfantines sont aussi tenaces qu'irraisonnées.

Je lançais joyeusement le rituel "J'suis réveillé", légèrement traînant sur la dernière syllabe, signal convenu entre nous. Mémée arrivait alors et m'embrassait, en rapprochant les informations météorologiques glanées sur Radio-Sottens - les plus proches de la région - du temps qu'il faisait. Mon petit déjeuner était prêt : café au lait, biscottes, pain, la confiture et le miel copieusement étalés.

Dans la matinée prometteuse de juillet nous descendions faire les courses, toujours chez les mêmes commerçants, qui d'année en année constataient avec un émerveillement poli, destiné à leur vieille cliente plus qu'à moi, que je grandissais en âge et en sagesse. Parfois Mémée, fatiguée, s'asseyait quelques instants, cédant son tour tout en échangeant avec la marchande des nouvelles des habitants du quartier. Chez Mégoz on vendait à toute vitesse, dans un hurlement continuel, mais on gardait pour elle les fruits talés, que le vendeur ajoutait discrètement aux achats du jour. Ne mettant pas tous ses fruits dans le même panier, Mémée fréquentait un second marchand de primeurs; la famille Beme était aussi détendue dans ses relations avec les clients que les fils Mégoz étaient obsédés par le rendement.

Le père, binoclard et bedonnant, le crayon sur l'oreille et la blouse grise mal boutonnée, servait lentement mais sûrement, pendant que sa femme, petite figurine maigre à la couronne crépue, semée dans un tablier trop grand pour elle, emplissait le magasin de sa voix cassée pour commenter les évènements du jour La fille, tout aussi frisée mais moins squelettique, se joignait, souriante, à la conversation en avançant une chaise aux vieilles dames.

Quelquefois nous faisions le détour par la place des Terreaux pour acheter un gâteau chez Perrier, le grand pâtissier qui tenait commerce au rez-de-chaussée de l'immeuble où ma grand-mère avait vécu pendant des années, avant de se retirer dans la grande maison Vuillod, dont elle occupait le second étage.

Parfois, pour descendre en ville, nous passions par le promenoir, vaste espace planté de platanes. La main tenue, j'aimais, petit, marcher sur le mur de pierre qui séparait le promenoir de la route. L'inclinaison de ce mur m'impressionnait; je la croyais due à la force des chevaux d'autrefois tirant sur les anneaux de fer encore fichés dans les moellons côté rue.

Pendant le mois de vacances que je passais à Belley, j'avais droit, une seule fois, au cadeau de l'été. Nous nous rendions soit aux Galeries Réunies, vaste magasin sombre et plein de merveilles, dirigé par un petit bonhomme jovial dont les yeux globuleux ajoutaient leur rotondité à son crâne chauve et à son ventre protubérant, lui conférant l'air d'un clown en complet veston, soit à la librairie du centre, basse de plafond et toujours pleine de monde. J'en ressortais triomphant avec la dernière voiture Dinky-Toys, sélectionnée depuis des semaines dans le catalogue que je m'étais procuré au magasin de jouets de mon quartier, ou avec un pistolet à amorces, un colt de type western plutôt qu'un revolver de détective.

C'était moins la valeur du cadeau qui m'importait que le désir entretenu depuis presque un an et enfin assouvi. Quelle ne fut pas ma joie l'année où, en sus du cadeau traditionnel, je reçus l'un des premiers marqueurs au feutre, dont l'odeur enivrante ajoutait au plaisir de tracer des traits aussi larges que mes doigts.

Vers midi je filais chez mon oncle. Il fermait son cabinet d'avocat et nous emmenait, mon cousin Pierre-Yves et moi, au lac de Saint Champ pour une rapide baignade apéritive; nous restions là environ une demi-heure, à nous éclabousser et à regarder le mouchetis de gouttes d'eau sur la jetée de bois sécher sous l'écrasant soleil continental de midi. Pour treize heures j'étais rentré chez Mémée.

Je mettais le couvert pour deux dans la salle à manger, sans oublier le torchon pour le dessert, "parce que les taches de pêche, ça ne part pas". Ce chiffon permettait également d'occire les perce-oreilles qui parfois sortaient, affolés, d'un noyau de pêche.

Pendant le déjeuner nous écoutions Cent mille francs par jour, qui allait devenir Le jeu des mille francs, animé à l'époque par Roger Lanzac. Cette épreuve quotidienne contribuait à ma culture, surtout lorsque mon ignorance faisait bondir Mémée "Comment I Tu ne connais pas ce mot? Va chercher le dictionnaire !" J'ai appris comme dans un livre en écoutant cette émission, avant d'y participer moi-même, sans succès, quinze ans plus tard; mon équipe buta tristement sur la question banco, une obscure énigme historique.

Trop jeune pour boire du café, je finissais le déjeuner avec un carré de chocolat au riz ou aux noisettes, petit rituel que je ne pratiquais qu'avec ma grand-mère, et qui était signe d'affection et de connivence devant un petit plaisir de la vie. L'aprés-midi, pendant que Mémée, dans son fauteuil de velours brun, alternait sieste, mots croisés, tricotage et observation de la grille d'entrée du jardin, je m'occupais selon les âges et les jours, à jouer avec de petits objets flottants dans une bassine d'eau sur le balcon, à lire et relire de vieux albums, d'abord de Bécassine, puis de Tintin et de Spirou, prenant toujours plaisir à redécouvrir les mêmes histoires illustrées. Ma grand-mère, soucieuse de ma culture, m'imposa aussi les grands classiques La Famille Fenouillard, le Roman de Renart, et quelques autres récits qui forment la jeunesse: la Comtesse de Ségur et Jules Verne, plus tard, me devinrent ainsi familiers. Certains jours je flânais aussi dans le jardin avec Jacky, le fils du propriétaire.

L'étendue de la propriété nous offrait un vaste terrain de jeux et de découverte. Visible de la route se déployait un jardin au gazon ras et aux fleurs soignées; une charmille en croissant de lune montait jusqu'à la base du balcon de Mémée, comme une île escarpée au milieu du gravier gris. Au fond, caché aux regards, le poulailler me permettait d'observer de près une population animale absente de ma vie de citadin. Lorsque nous franchissions le mur du fond, c'était un autre monde, avec le potager qui grimpait sur la colline. Combien de groseilles et de fraises avons nous dérobées, combien de cailloux avons nous réussi à jeter dans le puits, malgré l'interdiction d'en approcher et les planches qui couvraient la margelle ? Au sommet du potager une petite porte donnait sur un chemin qui desservait tous les jardins du quartier; bien qu'ayant emprunté cent fois cette sente, mais sans oser la suivre jusqu'à son aboutissement, elle reste pour moi la voie qui mène au mystère.

Parfois l'envie nous prenait de visiter la maison de fond en comble. Le vaste garage abritait de vieilles tondeuses à gazon et beaucoup d'autres outils et ustensiles de jardin installés dans cette odeur rassurante de vieille huile et de terre séchée. Ensuite nous explorions le cellier garni de bouteilles et d'une importante réserve de denrées diverses auxquelles nous ne touchions pas, étonnamment sages que nous étions, notamment devant les olives en conserve ou les bouteilles de jus de tomate. Nous poursuivions par la buanderie, où la machine à laver avait pris place à côté du grand bac en pierre. L'endroit magique était le grenier; on y étouffait l'été mais c'était pour y découvrir des monceaux de meubles, bibelots et objets divers. Que ce fût dans la partie réservée à Mémée ou dans celle des propriétaires, c'était une découverte de tous les instants; nous ne devions toucher à rien, mais nous touchions quand même, prenant soin de tout remettre en place.

Tout petit j'avais joué avec Wanga, la chienne noire de la mère du propriétaire, laquelle occupait une partie du rez de chaussée où parfois elle prenait le frais avec ma grand-mère après avoir partagé avec elle quelque cueillette du potager. Au mois d'août, lorsque mes cousins et Jacky avaient déserté Belley, je partageais mes après-midi entre le garage Simca et le mur de la propriété.

Au garage je tenais compagnie à la femme du patron entre deux pleins d'essence; je feuilletais des journaux de mode, ou Paris Match, que je ramenais à ma grand-mère le soir Je passais aussi de longs moments à l'atelier, fasciné par la science de ces hommes qui faisaient redémarrer les voitures en panne ou qui sortaient un moteur d'une carrosserie. Je m'efforçais de ne pas gêner, moyennant quoi j'avais le droit de circuler partout. Dès que ma trottinette manifestait le moindre dysfonctionnement, les mécaniciens s'en occupaient, quand ce n'était pas le patron lui-même, bourru et grossier mais serviable.

Mémée m'avait en effet offert une trottinette, rouge, d'un modèle simple. Je n'enviais guère les garçons qui roulaient sur des versions à pédale, car j'aurais eu peur de perdre l'équilibre en pressant, du pied mobile, cette pédale à petite vitesse. Comme je ne pouvais l'utiliser dans les allées du jardin - les petites roues creusaient dans le gravillon l'ornière dans laquelle elles allaient s'immobiliser - je fus autorisé à rouler sur le trottoir.

Par chance je disposais d'un circuit de deux cents mètres sans traverser une seule rue. Le trottoir descendait l'avenue Alsace-Lorraine sans interuption jusqu'à la rue de l'hôpital. A pied, Mémée m'emmena en reconnaissance pour fixer avec précision les limites de ma promenade. Je ne pouvais en aucun cas descendre dans la rue, et devais me méfier de l'entrée du garage et des portails ouverts des propriétés.

Tant que j'en eus l'âge, je couvris tous les mois de juillet, des kilomètres de ce même trottoir, que je finis par connaître mieux que ma chambre; j'avais créé mes propres chicanes pour éviter trous et bosses.

En sortant de la propriété de maître Vuïllod, au sommet de l'avenue, je n'allais pas à gauche car le trottoir finissait là, avec la ville, et laissait place au talus herbeux. Démarrant donc à droite, je longeais le mur jusqu'au portail rouillé fermant en permanence le chemin broussailleux qui nous séparait de la propriété voisine, et je passais devant les trois grandes marches de Madame Dumoulin. J'y étais entré une ou deux fois avec Mémée pour tremper quelques biscuits dans du jus d'orange, au milieu d'un mobilier sombre recouvert de napperons; les deux femmes se connaissaient depuis si longtemps... Si madame Dumoulin était à sa fenêtre, je la saluais sans m'arrêter, préférant me griser de vitesse que de paroles admiratives sur les centimètres que j'avais gagnés depuis l'année précédente.

Après le garage je descendait vers le centre; l'austère maison du radiologue s'ouvrait parfois sur un client, jusqu'au jour où elle s'ouvrit pour moi: ayant lâché la main de Mémée, je traversai la rue sans regarder pour aller admirer en face un convoi exceptionnel arrêté; un scooter survint et je roulai au sol. Me relevant aussitôt, je cours me mettre à l'abri sur le trottoir; avant que Mémée ait eu le temps de réagir, l'épouse du garagiste me souleva dans ses bras et me déposa chez le médecin. Il m'emmena en voiture à l'hôpital où l'on rassura Mémée sur mon état : une nuit de repos et il n'y paraîtrait plus; Mémée en profita pour me donner à lire le Roman de Renart. Le lendemain je remontai sur la trottinette rouge.

Mon itinéraire se poursuivait jusqu'au bistrot d'où je voyais sortir les lourds camionneurs s'essuyant de leur manche. Je saluais en passant le garçon de bois peint qui, assis à califourchon sur un tonneau, invitait le chaland, la chope levée, à savourer la bière du Pêcheur.

Un bonjour poli à la Marie-Louise, émergeant du capharnaüm de son magasin, et je passais devant 1' hôtel, guettant les limousines qui, parfois, déposaient des touristes aisés. "C'est là que ta mère s'est mariée" m'avait dit Mémée.

Au terme de mon périple se trouvait Bernard Electro-Ménager, gérant également le seul cinéma de la ville. Les photos du film du samedi étaient punaisées sur un panneau de bois. Je ne sais plus à quel âge j'eus droit à ma première séance, maïs je me souviens des larmes que je tentais de dissimuler à la sortie, l'histoire étant sans doute très romantique...

Jurerais-je que jamais je ne franchis la me de l'hôpital pour aller traîner devant la mairie ? Non, mais je fus le plus souvent respectueux des limites fixées, et ne renversai aucune vieille dame en plusieurs années. Naturellement j'usais de ma jambe droite pour me propulser; angoissé par une amie de Mémée qui m'avait menacé d'une hypertrophie de cette jambe si je ne changeais pas de côté de temps en temps, je tentai une poussée du pied gauche, mais la précarité de l'équilibre obtenu me fit revenir au mode de propulsion précédent, renvoyant au diable l'improbable dissymétrie de mes membres inférieurs.

Lorsque j'atteignis cet âge où poursuivre les descentes en trottinette m'aurait couvert de ridicule auprès des copines de mon cousin, mais où je n'avais pas encore accès aux sorties libres, je passais des après-midi entières sur le long mur de la propriété. Équipé d'un poste à transistor - ma grand-mère avait acheté l'un des premiers modèles, ravie de pouvoir circuler dans sa maison au moment de la météo suisse ou des Maîtres du Mystère sans avoir à monter le son du poste à lampes - et d'un ou deux albums de bandes dessinées, je m'allongeais sur ce mur, accessible sans peine à partir du jardin, mais qui surplombait de deux bons mètres le trottoir de l'avenue Alsace-Lorraine. J'échappais à la monotonie, mon attention étant sans cesse maintenue en éveil par un lézard changeant de trou, par tel insecte poursuivant un congénère, ou par les enfants jouant en face, autour de la stèle dédiée à Brillat Savarin à l'extrémité du promenoir

La propriété étant située au sommet d'une côte, je m'amusais à repérer à quel endroit exact les Berliet de Bourgey-Montreuil ou de Tarentaise changeaient de vitesse; indifférent au reste du trafic, je m'efforçais toutefois de ne pas rater les voitures de sport, MG A, Austin Harley 3000, ou Alfa Roméo Giulietta. J'étais tout fier lorsque les piétons faisaient halte devant le portail et admiraient le jardin. Je n'y étais pour rien mais j'étais fier tout de même.

Le soir, devant la porte-fenêtre ouverte sur le balcon, nous dînions doucement, observant les volutes de fumée des mauvaises herbes brûlées dans les jardins alentour, leur odeur tenace venant parfumer notre repas. De ma place je voyais l'enfilade des toitures qui bordent l'avenue; toutes les maisons n'étaient pas implantées parallèlement à la rue, et c'était un enchevêtrement de faîtes, juxtaposés ou perpendiculaires, sur lesquels venait parfois se poser un oiseau; et j'attendais, fourchette à la main, qu'il s'envole...

La radio diffusait les informations du soir : Bahamontès avait gagné une étape de montagne du Tour Au loin les reliefs devenaient gris dans le couchant, formant cet horizon qui m'était nécessaire, car les toits s'évanouissaient au bout de quelques centaines de mètres dans la pente de l'avenue. Un soir je vis un oiseau se poser à l'extrémité du faîte d'une grande maison, comme une petite figure de proue au-dessus du pignon. J'attendis; tout restait immobile, et dans le contre-jour du crépuscule, le toit et l'oiseau ne formaient plus qu'une ombre chinoise. Pendant des années je retournai ce mystère dans ma tête : j'étais sûr que cette petite pointe au bout du toit n'existait pas avant que l'oiseau se pose, là, précisément. Or des années plus tard, la pointe existait toujours.

Après dîner nous passions une bonne heure à jouer, non sans avoir noté sur l'affiche extraite du journal local le nom du vainqueur de l'étape du jour. Avec un jeu de cartes nous réalisions une sorte de jeu des sept familles, un peu monotone mais toujours très drôle à mes yeux lorsque je gagnais; puis c'était le Mikado, où ma dextérité faisait merveille, Mémée pestant contre ses "gros doigts". Nous terminions par une partie de Diamino, où il n'était pas rare que Mémée m'envoie chercher encore le dictionnaire pour trouver la signification d'un vocable qu'à sa grande stupeur j'ignorais. Nous buvions un verre de vin d'orange ou de sirop de cassis confectionnés par elle, puis j'allais me coucher. Mémée tirait alors devant mon lit le grand fauteuil qui tamisait la lumière et dissimulait sa couche à mes yeux; elle lisait des romans policiers au lit, et je m'endormais en détaillant, à la faible et lointaine lueur de sa lampe de chevet, les motifs anguleux du papier peint rose et gris.

Le dimanche nous allions à la messe à la cathédrale. Mémée me passait un vieux missel, et je faisais semblant de suivre cette cérémonie à laquelle je ne comprenais pas grand chose. J'observais les airs contrits mais assurés des fidèles, dont certains reconnaissaient Mémée, la saluant discrètement, comme s'il eût fallu se dissimuler du Bon Dieu pour pratiquer la politesse. A force de feuilleter le missel et après épuisement des émotions esthétiques éprouvées devant les images saint-sulpiciennes, j'avais découvert un paragraphe intitulé " communion spirituelle ", qui permettait d'être quitte avec ce sacrement sans aller tirer la langue au curé. Dès que je fus assez grand pour aller seul à la messe, j'usai et abusai de cet espace de liberté, préférant le confort précaire des sièges paillés à l'interminable procession vers la sainte table, au son des cantiques dont l'interprétation devenait de plus en plus lasse, jusqu'à presque s'éteindre avec la dernière hostie avalée.

Le quatorze juillet j'assistais au défilé des chasseurs alpins, des pompiers et de la Jeanne d'Arc, société de gymnastique où parada un temps mon cousin Jean-Lou. J'observais d'autant mieux le silence au moment de la sonnerie aux morts qu'elle évoquait la mémoire de mon oncle Louis, au nom gravé sur le monument aux morts. Les dimanches où nous déjeunions chez 1' oncle Pierre, Pierre-Yves et moi terminions rarement le repas sans être pris d'un fou-rire sans fin. Avant que l'oncle ne se mette en colère, nous avions le temps de filer nous cacher sur le lit pliant, lui-même dissimulé sous un lit plus haut, jusqu'à extinction de notre accès de folie.

Après le repas, l'oncle Pierre nous emmenait parfois, au volant de son ID 19, dans des recoins de nature où il savait pouvoir trouver des fossiles, notamment des ammonites, dont il était un spécialiste reconnu. Muni d'un outil tenant du marteau et du piolet, nous creusions sans conviction là où il nous demandait de le faire, prenant soin de ne pas endommager la bête lorsqu'elle était découverte.

Au retour, tante Blanche nous envoyait nous offrir une glace chez l'un des deux pâtissiers de la rue Saint Martin. Pierre-Yves et moi préférions les trois boules sans goût de l'un, alors que ma cousine Marielle, probablement plus sensuelle, achetait chez le concurrent, pour le même prix, une boule de moins, mais avec un parfum incomparable, nous assurait-elle.

Une ou deux fois durant mon séjour Mémée me demandait d'aller à la cave chercher un pot de confiture ou une bouteille de sirop. Elle savait que j'avais peur des araignées, c'est pourquoi elle me contraignait à m'y rendre seul - les petites bêtes ne mangent pas les grosses - pour que je parvienne à vaincre cette peur

Certains soirs un petit cirque sans chapiteau installait quelques gradins sur le promenoir, et nous avions droit à une soirée qui sortait de l'ordinaire. La plus mémorable fut animée par la fuite d'un poney à la recherche duquel tout le public participa...

Lorsque j'avais environ douze ans, déjà passionné de musique et connaissant quelques succès du moment, je participai à un radio crochet; paralysé par le trac, je balbutiai Scoubidou, une des chansons les plus bêtes du moment, devant un public indifférent. La compétition fut remportée par une femme brune célébrant Montevideo, dans des trémolos qui reléguèrent mon filet de voix dans l'oubli dont il serait peut-être sorti si j'avais choisi d'interpréter les chansons à texte de Brel ou de Ferré, que mon cousin Louis-Noël lançait, guitare en main à la fin du repas du dimanche.

L'adolescence me conduisit à d'autres intérêts. D'abord Mémée m'installa dans l'ancienne chambre de ma mère, où je disposais d'un grand lit et d'un espace pour étaler mes livres, ma guitare et les feuilles de papier où je tentais, à toute vitesse, de recopier les paroles des chansons que diffusait Salut les Copains tous les jours entre dix-sept heures et dix-neuf heures sur Europe 1, tout en pestant contre les publicités qui m'enlevaient du temps d'écoute. Je connaissais tous les tubes de l'été et j'essayais de les jouer à la guitare, ou, chez mon cousin, au piano, dans le grand appartement de ses parents. Je passais à présent moins de temps chez Mémée, préférant la bande de copains de Pierre-Yves; dès que le temps tournait au gris, on organisait une boum chez tel ou tel, au son des chanteurs yéyé des années soixante et des groupes de rock anglais. Je m'y rendais d'autant plus volontiers que mes parents m'interdisaient ces innocentes réunions où l'on buvait du Coca-Cola en écoutant Sag Wamm, Nut Rocker et Only You.

Lorsque les Beatles publièrent le somptueux Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band, Pierre-yves et moi passâmes nos après-midi, au piano et à la guitare, à en reproduire les principaux thèmes à l'oreille. Quand mon oncle partait en vacances, avec toute la famille, j'avais le droit d'utiliser le cyclomoteur de mon cousin. Sans casque, non obligatoire à l'époque, je visitais les petites routes des environs, grisé par la vitesse et la liberté. Une ou deux fois je ramenai, penaud, l'engin en panne chez le réparateur. Le lendemain, il me le rendait, goguenard, en me signalant que j'étais tout simplement à court d'essence !

Le samedi soir avait lieu l'unique séance de cinéma de la semaine, et Mémée m'autorisait à m'y rendre. C'étaient des navets pour la plupart, mais cela me permit de voir quelques bons policiers, deux ou trois westerns, et même l'un de ces films musicaux confectionnés à la seule gloire d'Elvis Presley: : Girls, girls, girls"; à l'énoncé du titre je craignis que Mémée ne m'interdît de m'y rendre; elle se contenta de rire, sachant que le titre évocateur ne recouvrait qu'une sage bluette. C'était l'époque où la vue d'un sein dans un film grand public était rarissime.

C'est à Belley que je connus mes premiers émois amoureux; je crus aimer Colette vers douze ans, puis la perdis de vue. Mes émois furent surtout des espoirs déçus. Je tentai ma chance sans succès auprès des copines de la bande lorsque nous sacrifiâmes à la pratique de la surprise-partie. Années d'apprentissage où l'on croit qu'une musique douce suffira à faire chavirer un coeur C'est bien des années plus tard, à l'heure où nos enfants dansent aussi dans la pénombre, que Pierre-Yves m'expliquera que l'habillement, ce signe d'appartenance au groupe, comptait au moins autant que le reste à l'époque de l'adolescence. Or, privilégiant le confort à la mode, j'évoluais à l'époque en sandales et short, alors que les copains portaient le jean avec élégance. La seule concession à la mode - une chemise aux surpiqûres visibles offerte par Mémée et restant à Belley entre deux étés - n'y fit rien.

Le retour à Lyon s'imposait inéluctablement. Mémée ne remplaçait plus le paquet de Batna ou de Mint'ho, et tristement je reprenais le car qui, en deux ou trois heures, me ramenait du bonheur au quotidien. Il revient à ma mémoire l'un des premiers voyages retour que je fis seul, à l'âge de cinq ou six ans.

Mémée m'avait confié au chauffeur. "Ton père t'attendra au terminus, tu ne bouges surtout pas du car avant". Mais la route était longue et je m'étais impatienté. Muni de la seule mallette en carton bouilli contenant mes jouets, trois fois je descendis lors d'un arrêt, oubliant la valise que par ailleurs j'aurais été bien incapable de porter, et le conducteur, chaque fois, me rattrapa pour m'acheminer à bon port.

Ainsi se déroula une partie de mes vacances d'enfant, faite de bonheurs simples mais authentiques. Mémée s'efforçait de me donner tout l'amour que ma mère défunte ne pouvait plus prodiguer. Ce sont des souvenirs qui illuminent ma mémoire...


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