A qui venait de subir les atteintes du soleil qui noyait la Place d'Armes de ses rayons aveuglants, le bureau du commissaire faisait l'effet d'une grotte. La pénombre qui régnait dans l'étroite et longue pièce était à peine atténuée par les rais de lumière qu'une petite fenêtre y dispensait avec parcimonie. Immobile, roide sur son siège, le commissaire était assis le dos à l'ouverture. Ainsi, la vision qu'on prenait de lui se réduisait à une silhouette aux contours imprécis, sans traits ni reliefs affirmés. Impression d'anonymat amplifiée par les larges lunettes noires qui lui mangeaient le haut du visage et rendaient son regard insaisissable. La mise en scène était évidente. Elle visait à mettre l'interlocuteur mal à l'aise. Et déconcerté le visiteur du moment l'était. Ses explications embarrassées butaient sur cette opacité sans provoquer d'échos. Il en bégayait, s'embrouillait, se répétait, par avance découragé par l'inutilité de ses efforts.

Pourtant, un observateur plus averti qu'il ne l'était, eut pu déceler que ses propos n'étaient pas totalement dépourvus d'effet. Depuis quelques minutes, les doigts de la main
gauche que le policier tenait plaquée devant lui, ces doigts s'étaient mis à pianoter sur la plaque de verre qui couvrait son bureau. Certes, à nul moment il n'avait élevé le ton, en aucun instant, il ne s'était départi de ces manières civiles qui, en ce pays, règlent les échanges entre gens de bonne compagnie. Néanmoins, de ces signes imperceptibles et contrôlés, on pouvait déduire que la patience du commissaire commençait à s'user.
Avec les gringos, c'est toujours la même chose, se disait le policier. Ils arrivent avec des tas de questions et exigent que réponse y soit donnée. Comme si tout pouvait être dit, expliqué ou explicable. Questions, réponses, ne sont pourtant que des mots. Des mots que l'on tord, triture, ajuste et qui servent plus souvent à faire accroire qu'à dire. Voyez celui-là, qui ne comprend pas, ne veut ni ne peut comprendre, qu'à certaines questions, le silence est la seule réponse qui vaille et qu'il est des silences plus lourds de sens que tous les discours. Subtil, trop subtil pour un gringo!

Pendant ce temps l'autre continuait à s'empêtrer dans ses phrases, répétant pour la nième fois :

- Mais, Monsieur le Commissaire, il y a deux jours, de chez moi, de San Francisco, j'ai téléphoné à Armando. Nous avons convenu qu'il m'attendrait à l'aéroport ce matin. Personne à l'arrivée. Ai attendu deux heures. Suis allé chez lui. Porte close. Des voisins qui ne disent rien. Ne savent rien. Mais enfin, mais enfin, Monsieur le Commissaire, on ne disparaît pas comme ça.

Madre de Dios ! en son for intérieur, le commissaire sentait la colère le gagner. Justement si, on disparaissait comme ça ! Et même autrement ! Ses tiroirs en étaient pleins de disparus. X, Y, Z, envolés, évaporés, partis sans laisser de traces, pfft ! Comment lui faire entendre à celui-là que la disparition c'était ce que l'on faisait de mieux dans ce pays. Disparus par légions, si disparus qu'aucun effort ne valait d'être entrepris pour les retrouver.

En même temps qu'il se faisait ces réflexions, le policier pouvait entendre son autre voix, sa voix de fonctionnaire, lénifiante, désabusée mais toujours courtoise.

- Voyons, Señor, vous le savez comme moi. La vie est pavée d'imprévus. Votre ami, qui sait, un empêchement de dernière minutela mère maladeune maîtresse exigeante des affaires qui le retiennent en province plus longtemps qu'il n'avait prévu ? Mais demain, demain, Señor, vous verrez, votre ami viendra vous surprendre. Allons ! allons ! patience. Vous verrez, vous verrez, demain, demain, tout ira bien...

Des mots, des mots. Mais l'autre insistait sourd à tout ce qui n'allait pas dans le sens de ses préoccupations.

- Mais, monsieur, ce n'est pas possible, Armando...

Ah ! gringo ! gringo ! une indicible lassitude s'emparait du commissaire. Possible, pas possible, qu'est-ce que cela veut dire. Dans ton pays peut-être, le possible se prévoit, se mesure et qui sait se vend ou s'achète. Vous êtes si forts, vous autres. Peut-être avez-vous des machines pour le mettre en équation, en statistiques. Mais ici, gringo, le possible c'est toujours une affaire d'hommes, d'honneur parfois, de coeur souvent, de couilles toujours. Et le coeur, et les couilles, gringo, ça se fout des statistiques !

Soudain, le commissaire en eut assez de se parler à lui-même. Sans hâte excessive, il se leva et contourna son bureau. L'entretien était terminé. L'un poussant l'autre, ils se dirigèrent vers la porte que le policier ouvrit en s'effaçant. Hébété, privé de paroles et d'espoir, l'autre ne songeait même pas à prendre congé. Alors qu'il s'apprêtait à franchir le seuil, le policier lui posa la main sur le bras.

- Señor, dit-il comme à regret, d'un ton las, demain matin il marqua un bref temps d'arrêt faites-vous conduire au tunnel.
- Au tunnel ! hoqueta l'autre abasourdi. Quel.. ? Le commissaire ne lui laissa pas le temps de continuer.
- Voyez cela avec la direction de l'hôtel, coupa-t-il. Ils savent.
Et il referma la porte.

A l'hôtel, le réceptionniste l'accueillit avec un large sourire. Prévenant, il avait d'avance décroché la clef de sa chambre et la lui tendit.

- Puis-je voir le directeur ? s'enquit-il.

Il fallut moins de deux minutes à ce dernier pour apparaître. Il vint vers lui, empressé, impeccable, les cheveux calamistrés, lèvres et yeux empreints de cette chaleur bienveillante qu'ailleurs on ne réserve qu'à ses chers et vieux amis.

- Le commissaire, dit l'autre, le commissaire m'a recommandé de me rendre au tunnel. Demain matin. Au tunnel, répéta-t-il comme embarrassé par l'incongruité du mot.

Instantanément, le visage du directeur se figea et ses yeux se firent glauques, inexpressifs.

- Como no, Señor, como no. Vous serez réveillé à cinq heures. Un taxi vous attendra. Buenas noches, Señor.

Avec savoir faire, il le dirigea vers l'ascenseur.

A cinq heures, un taxi était rangé au long du perron. Le jour n'était pas encore levé et la température était fraîche. Enveloppé dans un poncho le chauffeur somnolait le dos appuyé au véhicule. Dès qu'il le vit apparaître, il se précipita pour ouvrir la porte arrière.

Bien que capitale du pays, la ville avait les dimensions d'une ville de province. Ce qu'elle était d'ailleurs. Les rues étaient désertes, la course rapide. Ils eurent tôt fait de laisser les dernières maisons derrière eux.

Maintenant, la voiture attaquait les premiers contreforts de la sierra dont les hautes masses formaient remparts autour de la cité. La route était étroite, sinueuse, taillée au flanc de la montagne. Au passage, sur le flanc gauche, les phares balayaient le roc tandis que sur la droite, on devinait le vide noyé dans une ombre épaisse sur laquelle le faisceau des phares se pulvérisait dans les virages.

L'ascension lui parut être de courte durée.

Profitant de l'espace offert par un terre-plein qui ourlait l'un des virages, le chauffeur y gara la voiture. Il se tourna vers lui.

- Lo espero aqui, Señor. Suivez le milieu de la route. Ce n'est plus très loin.

Désorienté par un enchaînement de faits dont la maîtrise comme l'entendement lui échappait depuis la veille, il ne se sentait plus ni volonté, ni désir d'argumenter ou de questionner. Docilement, il obéit.

Fouillant la nuit du regard, s'aidant du contact de ses semelles avec l'asphalte, il progressa à pas comptés, néanmoins sans trop de difficultés. Au détour d'un prochain tournant, il devina plus qu'il ne vit, une présence humaine. Des gens étaient là, regroupés de chaque côté de la route. Un ensemble de silhouettes imprécises dont il ne pouvait mesurer le nombre. Toutes étaient figées dans une immobilité de pierre et sur le groupe régnait un silence sans faille. Silence d'attente, silence de mort. Il se rangea auprès des plus proches et modela son attitude sur la leur. Du temps passa.

D'abord, il n'en crut pas ses yeux. Il pensa être victime d'une illusion d'optique. Ou qu'une autre incongruité s'ajoutait à toutes les anomalies qui s'étaient succédées dans les heures précédentes. Au loin, très loin, très haut, une lueur tâchait la nuit d'une lumière diffuse et pâlotte. Faible encore, son intensité se renforçait rapidement. Elle élargissait son champ, repoussant sur ses côtés des pans d'ombre désorientés. Bientôt, elle eut assez de force pour faire naître à la vue les crêtes déchiquetées de la barrière montagneuse derrière laquelle elle semblait puiser sa source. Pour encore imprécise qu'elle fût, l'apparition de ces fragments de ligne d'horizon, restituait un début de relief et de densité à l'environnement ombreux dans lequel il se mouvait. Annonciatrice de l'arrivée du maître des lumières, la lueur était le déclic attendu pour que le temps et la vie reprennent leur cours et un sens.

Le haut du disque d'or ne tarda pas à apparaître au creux de l'une des anfractuosités des sommets d'en face. Jaillissant de l'ouverture, un premier faisceau de rayons troua la nuit et vint frapper, bien au-dessus de leurs têtes, la paroi au pied de laquelle ils étaient rassemblés. Toutes les têtes étaient levées vers cette flaque rose qui s'épandait sur le roc et descendait vers eux. Les gouttes dorées cascadaient sur les aspérités, ruisselaient au long des failles, y débusquant les zones d'ombre. Bientôt, elles touchèrent le bas de la falaise et les enveloppèrent de clarté.

C'est alors qu'il vit, perçant le rocher, une gueule noire, béante, monstrueuse, qui, d'un coup avalait la route. Le tunnel !

Pour la première fois depuis le début de sa folle et désespérante quête, il pouvait associer une de ces indications qui lui avaient paru vides de sens à une réalité tangible et visible. Il lui parut qu'il tenait là un point de départ susceptible de restituer de la logique aux évènements. Enfin, peut-être, il allait savoir ?

Maintenant, il pouvait distinguer ses compagnons avec netteté. A proximité immédiate se tenait deux hommes dont la mise soignée indiquait l'appartenance à la classe aisée. Un peu plus loin, un vieil homme aux traits burinés, dos voûté, était encadré par deux jeunes gens. Des adolescents presque. Enfin, séparés par un espace plus large, cinq indiens en costume traditionnel, sarape bleu noué aux épaules, fuseaux blancs serrés au-dessus des pieds nus, formaient un groupe compact. Solitaires mais solidaires. Leur faisant face de l'autre côté de la route, quatre hommes vêtus de longues blouses grises étaient alignés au coude à coude.

A peine la lumière du jour les eut-elle enveloppés que l'un des quatre hommes se pencha pour ramasser une bâche pliée et déposée à ses pieds. Lui et ses compères firent alors mouvement vers le tunnel. A l'entrée de celui-ci, l'un d'eux alluma une torche électrique. L'ombre eut tôt fait de les engloutir. Seule, la lumière de la lampe dansa quelques instants avant de s'éteindre dans les entrailles de la montagne.

Pas un mot n'avait été prononcé, pas un geste n'avait rompu l'immobilité de ses voisins. A peine une lente rotation des têtes avait-elle accompagné la marche des quatre hommes vers l'entrée du tunnel. Il lui sembla être le témoin d'un exercice de routine, réglé d'avance, sans surprise et dont il était seul à ne pas connaître l'issue.

Les minutes passèrent. La petite lumière de la torche revint vers eux en sautillant. Sa brillance augmentait au fur et à mesure que le porteur se rapprochait. Les quatre hommes sortirent enfin de la gueule du monstre. Chacun d'eux tenait un coin de la bâche déployée entre eux. La lenteur de leur marche et la concavité de la toile indiquaient que celle-ci supportait un lourd fardeau.

Revenus à leur point de départ, deux des porteurs soulevèrent avec difficulté l'un des côtés de la bâche qui déversa son contenu à même le sol. Ceci fait, le groupe fit demi-tour vers le tunnel, traînant la toile après eux.

Lui les suivant, les spectateurs jusque-là immobiles, firent mouvement vers l'autre côté de la route. Empilés sur le bas-côté de la chaussée en un tas grotesque et désordonné, il y avait un monceau de débris. Des débris de corps humains !

Un grand cri jaillit, déchirant, inhumain. Un hurlement de bête suppliciée. Le vieil homme était tombé à genoux. Bras et tête levés vers le ciel, il lançait vers la nue un flot de malédictions, d'injures sanglotantes et inarticulées.

- Asesinos ! Bandidos ! Malditos ! MauditsMaudits soient les escadrons de la mort !

Penchés sur lui, les jeunes gens murmuraient précipitamment à ses oreilles. Ils s'empressaient à le calmer, à le relever. Le silence revint.

Née au tréfonds de son bas-ventre, une boule d'une dureté de pierre lui lacérait les intérieurs. Des spasmes incontrôlables et douloureux poussaient vers le haut une marée nauséeuse dont il avait peine à contenir le vomissement. La brutalité de la révélation, l'indicible horreur qu'elle inspirait, rendaient le spectacle insoutenable. Et pourtant, il ne parvenait pas à en détacher son regard.

Dans un enchevêtrement indescriptible gisaient à terre des torses souvent privés d'un ou plusieurs membres. Esseulée, une tête avait roulé à côté du charnier. Dressé au-dessus du tas macabre, un pied, grotesque, se dressait vers le ciel. Mais il y avait pire. Ces morceaux d'hommes, tous dénudés, portaient la marque de multiples entailles et lacérations qui zébraient les peaux de longues rayures sanguinolentes. Défoncées, martelées les têtes étaient réduites à l'état de bouillies pulpeuses qui rendaient les visages méconnaissables.

L'évidence était là. Dans un déchaînement de cruauté furieuse, les auteurs de l'horrible forfait, après les avoir sauvagement torturés, avaient sciemment et méthodiquement mutilé leurs victimes. Point n'était assez de leur avoir ôté la vie, tout avait été fait pour leur infliger les plus humiliantes dégradations et, injure extrême, en les rendant non identifiables, on les excluait à jamais de la mémoire et du monde des hommes, et, peut-être, de celui des dieux !

Liés aux cadavres par la longueur de leur regard, les hommes tournaient autour du charnier. Chacun fouillait les débris des yeux à la recherche d'un détail, d'un indice fut-il le plus infime, à partir desquels une chance pouvait s'offrir de reconstituer le puzzle que les mains criminelles s'étaient acharnées à disperser.

Abruti d'horreur, de dégoût, il s'était joint au cercle. La ronde tournait. Lentement et par à coups. En un point donné, chacun de ceux qui le précédaient, marquait un temps d'arrêt. Comme si il y avait là quelque chose digne d'une attention toute particulière. Un homme s'arrêtait, la ronde aussi. L'homme repartait, la ronde aussi. Quand son tour fut venu, il saisit la raison de ces arrêts. Gisant sur le dos, appuyé au tas de débris, la face inclinée sur l'épaule, il y avait un corps. Comme les autres, il était nu, couvert de plaies et sa face était ravagée. Pourtant, ce corps avait une particularité, il était entier. Il n'était amputé d'aucun membre. Ses bras s'allongeaient au long du torse, les paumes des mains ouvertes vers le ciel. Mais pouvait-on encore parler de mains ? Les doigts, les dix doigts avaient été réduits à l'état de bouillie, un à un écrasé, si totalement écrabouillés qu'on ne pouvait les distinguer les uns des autres. Ces mains, ces mains... !

A l'instant, un éclair lui vrilla l'intérieur du crâne. Il comprit, il sut, il eut la terrifiante certitude d'être face au cadavre de son ami. Artiste de réputation internationale, Armando était pianiste.